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Tout ce que vous avez voulu savoir, ou presque, sur les élus du personnel

Mieux connaître les 600 000 représentants du personnel français en recensant et analysant l'ensemble des statistiques disponibles : c'est l'objet du livre du chercheur Thomas Breda. Un ouvrage truffé d'éléments intéressants sur la syndicalisation, l'usage du crédit d'heures, la rupture conventionnelle, etc.

Chargé de recherches au CNRS et professeur associé à l'Ecole d'économie de Paris, Thomas Breda, qui a déjà travaillé sur les discriminations syndicales, publie en mars un ouvrage sur les représentants du personnel (*). Destiné au grand public, ce livre fourmille d'éléments statistiques et d'analyses sur le profil et l'activité des représentants du personnel en France, dans un panorama sans concessions et sans langue de bois, que ce soit pour les entreprises ou pour les syndicats. Nous vous en proposons ici un premier compte-rendu. Nous reviendrons dans un second article sur les propositions originales que fait l'auteur pour un meilleur dialogue social en France.

Un élu du personnel sur deux n'est pas syndiqué

Beaucoup de représentants syndicaux mais peu de syndiqués : tel est "le syndicalisme à la française" dépeint par Thomas Breda au début de son ouvrage. Le chercheur, qui s'appuie notamment sur l'enquête Réponse de 2010 de la Dares, montre que si les élus du personnel représentent 6% des salariés, soit environ 600 000 personnes, c'est à dire autant que les salariés syndiqués qui ne sont pas représentants du personnel, seul un élu du personnel sur deux est syndiqué (voir le tableau ci-dessous).

Dans les instances DP, CE et CHSCT, les élus syndiqués sont même en minorité par rapport aux élus sans étiquette. Le taux de syndicalisation des élus du personnel varie selon la taille de l'entreprise et le secteur d'activité. C'est à partir de 200 salariés et plus que l'effet de syndicalisation commence à être fort. L'auteur y voit un effet du monopole des organisations syndicales de présentation des candidats au 1er tour. "Dans les grands établissements, il y a en général suffisamment de candidats syndiqués au 1er tour pour qu'il n'y ait pas besoin d'ouvrir l'élection aux candidats non syndiqués lors d'un second tour", estime Thomas Breda. Autrement dit,  la règle du monopole syndical aux élections entraîne un paradoxe quant au dialogue social, qui devient le fait quasi exclusif de représentants syndiqués dans les grandes entreprises, mais pas dans les petites.

Par ailleurs, les représentants du personnel sont davantage syndiqués dans la construction, et très faiblement dans le commerce. Les élus syndiqués se disent moins satisfaits que les élus sans étiquette quant à leur travail, leur rémunération, l'ambiance, les formations.

Salariés, élus du personnel, élus du personnel syndiqués et DS : quelles différences ?
  Ensemble des salariés Représentants du personnel Représentants du personnel syndiqués Délégués syndicaux
% de femmes 41.1 36.6 34.3 28.8
% d'hommes 58.9 63.4 65.7 71.2
Age moyen (années) 40 42 44 48
Ancienneté (années) 12.6 15.9 17.7 20.3
Aucun diplôme (%) 10 8.3 8.6 4.8

Diplôme inférieur au bac

(%)

37.7 40.5 44.8 43.2
Bac (%) 14.9 14.8 14.1 17.7
Bac +2 (%) 16.2 18.6 19 16
Bac +3 ou + (%) 21.2 17.8 13.5 18.3
ouvriers (%) 33.1 34.6 38 32.8
employés (%) 26.6 25.9 24.4 19.1
professions intermédiaires (%) 22.5 25.8 26.6 26.8
cadres (%) 17.8 13.6 11.1 21.3

Source : Dares, Enquête Repons de 2010, calculs de Thomas Breda. La dernière colonne (délégués syndicaux) concerne uniquement les DS du syndicat majoritaire de chaque établissement.

La DUP remplace le CE une fois sur deux dans une entreprise ayant 100 salariés

Si le livre n'évoque que très peu la réforme des IRP intervenue avec la loi Rebsamen, perçue par Thomas Breda comme bien moins importante que la réforme de la représentativité syndicale intervenue en 2008, un élément est toutefois intéressant : la délégation unique du personnel (DUP) est une solution choisie surtout dans les établissements dont la taille avoisine la centaine de salariés, où elle remplace les CE presque une fois sur deux, analyse l'auteur. Ce dernier note aussi que 24% des établissements de plus de 50 salariés n'ont ni CE ni DUP.

Des élus plus expérimentés et plus âgés

Les élus du personnel sont plus expérimentés et plus âgés (2 ans de plus en moyenne et même 8 ans de plus pour les délégués syndicaux des syndicats majoritaires ) que les autres salariés. Les jeunes sont donc sous représentés au sein des syndicats comme au sein des IRP. Par ailleurs, les élus ne sont pas moins diplômés que les autres salariés : seuls 4% des délégués syndicaux et 8% des élus, contre 10% pour les salariés en général, sont sans diplôme. Explication de l'auteur : les non diplômés ne se sentent pas suffisamment à l'aise pour participer au dialogue social face à l'employeur. Les salariés les plus diplômés (bac+3 et plus) participent également moins souvent aux instances représentatives. Explication : "Leur situation professionnelle étant mieux assurée, ils ont moins d'intérêt à s'impliquer dans le dialogue social". Les professions intermédiaires semblent aussi "légèrement surreprésentées" chez les élus du personnel.

Hommes femmes : un déséquilibre moins fort qu'attendu

Le déséquilibre hommes/femmes chez les élus du personnel (36,6% de femmes chez les élus contre 41,1% de femmes dans la population salariée) est moins important qu'on pourrait s'y attendre, constate Thomas Breda qui note ainsi que plus d'un tiers des représentants du personnel syndiqués sont des femmes. Et la proportion des femmes lui paraît aussi "non négligeable" (28,8%) parmi les délégués syndicaux pouvant négocier dans chaque entreprise.

Cumul des mandats : parfois subi, parfois choisi

L'indéniable cumul des mandats des élus du personnel (moins de 20% des élus de l'instance la plus représentative d'un établissement n'occupent qu'un mandat, 35% ont 2 mandats et 45% 3 mandats ou plus) semble subi dans de nombreux cas, les élus déclarant qu'il manque de candidats pour les différentes IRP. Mais il y a aussi une forte tendance, notamment chez les élus syndiqués, à prendre des engagements collectifs nombreux, comme l'atteste leur fréquent engagement associatif extérieur à l'entreprise.

Crédit d'heures : 31 heures en moyenne mais...

De combien d'heures de délégation disposent réellement les élus ? Les élus de la principale organisation syndicale ou de la liste majoritaire de chaque établissement disposeraient de 31 heures par mois, soit une journée par semaine.Ces élus déclarent en outre consacrer à leur mandat 5 heures supplémentaires par mois à l'extérieur de l'entreprise. Il s'agit là d'une moyenne qui paraît élevée à l'auteur qui pointe que près de 20% des élus ne consacrent pas du tout de temps à leur activité de représentation. "Un tiers des élus consacre le temps qui leur est alloué à exercer leur mandat, un tiers y consacre davantage de temps, et un dernier tiers moins de temps", résume Thomas Breda. Ce dernier observe que les élus syndiqués et notamment les syndicaux ont le plus tendance à dépasser leur crédit d'heures légal, surtout s'ils appartiennent à la CGT (8 fois plus de chances de dépasser le crédit d'heures que les élus non syndiqués, à établissement comparable), à l'Unsa, Solidaires ou un syndicat autonome (6 fois plus de chances).

Les licenciements d'élus souvent acceptés, et des ruptures conventionnelles nombreuses

Après avoir justement déploré l'absence de statistiques officielles depuis 2006 sur les demandes de licenciement de salariés protégés, l'auteur estime que 80% des demandes de licenciement de salariés protégés sont acceptées par l'inspection du travail, les élus licenciés ne contestant cette décision que dans 2% des cas (alors que les employeurs contestent une fois sur trois une décision qui leur est défavorable).

Ces demandes de licenciement d'élus suivent le cycle économique. Autrement dit, les entreprises en difficulté licencient davantage leurs salariés, qu'ils soient protégés ou non. Par ailleurs, le recours à la rupture conventionnelle pour se séparer des salariés protégés semble élevé, le chercheur estimant à 6 230 le nombre de demandes de ruptures conventionnelles pour les salariés protégés dans les établissements de 10 salariés et plus, contre  8 090 demandes de licenciements de salariés protégés. Les ruptures conventionnelles représenteraient plus de 44% des cas de départs de l'entreprise d'élus du personnel, hors départs volontaire ou retraite, contre environ 28% pour l'ensemble des salariés. "La rupture conventionnelle a permis aux élus qui souhaitaient partir de leur entreprise en échange d'une indemnité de pouvoir trouver un accord avec l'employeur, alors que jusque-là, ils étaient les seuls salariés à ne pas pouvoir le faire", commente Thomas Breda qui estime de plus que la rupture conventionnelle "ne se substitue que marginalement au licenciement" des élus du personnel. "On peut donc émettre l'hypothèse que la rupture conventionnelle a induit une recomposition de la population des élus du personnel, avec le départ soudain de nombreux élus souhaitant quitter leur entreprise. Il est également possible qu'elle ait engendré une diminution du nombre total des représentants du personnel, si ceux qui sont partis n'ont pas été remplacés", ajoute l'auteur.

NDLR : A notre connaissance, les statistiques sur les ruptures conventionnelles de salariés protégés, sur lesquelles le chercheur a fondé ses estimations, ne sont pas rendues publiques par l'administration. Pourtant, le questionnaire de l'enquête Réponse de la Dares comporte bien une question aux directions des entreprises portant sur d'éventuels licenciements et ruptures conventionnelles de salariés protégés sur les années 2008, 2009 et 2010.

Les moyens des IRP et des élus

Dans un tiers des établissement ayant un CE, celui-ci ne dispose pas d'un local. Dans 20% des entreprises où les sections syndicales ont droit à un local, ce droit n'est pas respecté. Le recours à la formation est assez faible chez les élus, surtout non syndiqués : 38% en moyenne disent avoir bénéficié d'une ou plusieurs formations, contre 54% pour les représentants du personnel syndiqués et jusqu'à 72% pour les délégués syndicaux.

Les élus au quotidien : d'abord des contacts avec les salariés et l'employeur

Un quart des élus syndiqués, et 13% des élus non syndiqués, disent consacrer beaucoup de temps à élaborer des propositions générales sur les orientations économiques et sociales de l'entreprise. Mais leurs activités dominantes sont d'abord la représentation des salariés devant l'employeur et les contacts et discussions avec les salariés. Dans 13% des établissements ayant des élus, ceux-ci procèdent à l'envoi régulier de mails aux salariés, alors même que ces envois sont interdits par leur employeur dans 10% des cas. Seul un tiers des CE recourent à des prestations d'expertise.

"Finalement, la négociation des accords collectifs et surtout l'animation des conflits représentent une part relativement faible de l'activité des représentants non syndiqués. Ces activités sont un peu plus fortes chez les élus syndiqués sans être pour autant les plus importantes", observe Thomas Breda. On voit par là que l'objectif d'accroître la place et l'importance de la négociation collective dans l'entreprise, objectif que se donne le gouvernement avec la réforme du code du travail, est loin d'être assuré. C'est d'ailleurs la remarque que fait l'auteur à la fin de son livre en suggérant des propositions pour stimuler le dialogue social avant d'envisager d'approfondir celui-ci (lire notre prochain article).

La rémunération des élus inférieure en moyenne de 4% à celle des salariés

C'est un domaine où la loi Rebsamen, qui garantit aux élus dont les heures de délégation dépassent 30% de leur temps de travail une progression salariale minimale, pourrait avoir une influence : la rémunération des élus du personnel syndiqués est selon Thomas Breda inférieure de 4% par rapport à celle de leurs collègues non syndiqués et non élus du personnel. En revanche, les élus du personnel non syndiqués sont payés comme leurs collègues salariés. Tout en reconnaissant qu'il s'agit d'une mesure positive pour les élus, surtout dans un contexte de libéralisation de l'entreprise, l'auteur se montre assez critique envers l'idée d'une garantie d'évolution minimale consistant en un alignement sur une moyenne des augmentations observées.

(*) Voici les références de l'ouvrage, qui paraîtra en mars : Les représentants du personnel, Thomas Breda, collection Sécuriser l'emploi, Presses de Sciences Po, 9€. La lecture de l'ouvrage est également possible dès à présent dans une version en ligne publiée sur le site suivant :  http://chaire-securisation.fr

 

Un dialogue social "vicié" en France

Dans une analyse plus théorique, l'auteur tente de développer un raisonnement "rationnel" pour expliquer les logiques à l'oeuvre, côté patronal et côté salariés, concernant un dialogue social qu'il semble juger bien décevant en France. A ses yeux -ce que contestent souvent les organisations d'employeurs- les intérêts des deux parties ne sont pas les mêmes, en effet : "Les actionnaires ont un intérêt stratégique direct à affaiblir le pouvoir de négociation des salariés afin de limiter le partage des profits". Et inversement.

Comment affaiblir, dans les faits, ce pouvoir de négociation ? Soit, répond sans détour l'auteur, en achetant le silence des élus ou en les ménageant (avantages en nature, aménagements des conditions de travail, etc.) pour qu'ils soient moins revendicatifs (c'est ce que l'on appelle "acheter la paix sociale"), mais cette stratégie "est difficile à faire apparaître statistiquement", soit en affaiblissant les élus porteurs de revendication en les discriminant. Une solution risquée sur le plan judiciaire mais qui peut avoir un effet dissuasif fort sur les autres salariés, dit Thomas Breda en limitant la présence syndicale sur le long terme : "Qui voudra remplacer un délégué syndical dont on aura observé la difficile conciliation entre carrière et activité de représentation ?" Ces logiques expliqueraient donc à la fois l'état fréquent de discriminations mais aussi le faible taux de syndicalisation en France, les salariés ayant clairement peu de représailles ou de conséquences sur leur carrière. Selon une enquête TNS-Sofres pour l'association Dialogues auprès, de 36 à 42% des individus évoquent cette menace de représailles comme une raison à la faible syndicalisation en France.

Inversement, l'auteur estime que les motivations des salariés pour devenir élus du personnel ne sont pas exclusivement corrélées à l'envie d'être utiles collectivement. Au vu du faible nombre de candidats et de vocations, juge le chercheur, il n'est pas difficile en pratique de devenir représentant du personnel, ce qui peut donner des idées à des salariés surtout soucieux de se protéger ou de bénéficier des droits attachés au mandat. Et le contrôle des salariés sur leurs élus n'intervient qu'à la prochaine élection professionnelle. Au final, Thomas Breda estime que tout cela produit un cercle vicieux : "La peur de la discrimination, rendue d'autant plus facile qu'il y a peu d'implication des salariés dans l'action collective, devient alors une cause supplémentaire au manque d'implication des salariés. Il y a donc un cercle vicieux conduisant à un syndicalisme marginalisé avec des représentants peu soutenus et parfois également marginaux par rapport à leurs collègues". Ce constat, qui paraît très sévère, conduit l'auteur à faire des propositions de réforme pour corriger cette situation. Elles feront l'objet d'un autre article dans notre prochaine édition.

 

 

 

Bernard Domergue
Ecrit par
Bernard Domergue